« Gabriel, est-ce que tu m’as bien compris ? » La voix de son père trancha derrière le voile de douleur qui l’abrutissait. Le cœur au bord des lèvres, l’adolescent se redressa, les bras tremblants soutenant à peine le poids de son corps malingre. Il voyait trouble, à cause des larmes qui embuaient ses yeux et ses genoux étaient endoloris à force d’être resté dans la même position mais ce n’était rien face à la douleur atroce que lui arrachait chaque mouvement. Il avait cru que la morsure de la ceinture de cuir allait avoir sa vie et il avait prié et supplié le seigneur que les coups s’arrêtent enfin mais maintenant il regrettait presque que ce soit le cas car la douleur s’était multipliée maintenant qu’il avait le temps de respirer.
« Gabriel ! » Tonna la voix du paternel et tous ses muscles se crispèrent de terreur avant que ses sphincters ne se relâchent et qu’il se fasse dessus, achevant l’humiliation dans laquelle le patriarche Conroy l’avait traîné. Jack Conroy était un homme qui mesurait la réussite de son fils à la force des raclées qu’il lui administrait. Il était persuadé qu’un homme se forgeait au revers d’une paume ou la brûlure du cuir. C’était en tout cas la méthode qu’avait appliqué son père sur lui et il s’en était excellemment sorti dans la vie. Il avait eu la faiblesse de croire sa femme, qui avait couvé leur unique enfant à la naissance mais maintenant il était décidé à reprendre les choses en main. Littéralement.
Il lui administra une grande gifle qui fit voir trente-six chandelles aux gamins et le plongea quelques minutes dans l’inconscience. Quand il se réveilla, il avait le goût de la terre dans la bouche et une douleur sourde pulsait à ses tempes.
« Est-ce que tu vas me répondre enfin ! » Le tannait la voix de son père et alors qu’il saisissait ses parties pour les broyer comme des noix, l’adolescent glapit sa réponse en espérant que ça allait enfin l’apaiser.
« Oui ! Oui ! Oui ! OUI ! »« Oui, quoi ? Fils. » Il le saisit par les cheveux, pour plonger son regard acide dans le sien. Gabriel ignorait comment il faisait, mais il savait quand il avait l’audace de lui mentir. Il le reniflait, comme une bête. Et il le lui faisait payer, encore et encore. L’adolescent fit donc la seule chose capable de lui sauver la vie et de mettre un terme à leurs séances de redressement.
« Oui je n’aurais plus de pensées impures envers d’autres hommes. » Souffla l'adolescent, les larmes ruisselant sur ses joues à vif. Il vit le bras se lever et il se débattit, se recroquevillant sur le sol en beuglant comme un cochon qu’on essayait d’égorger.
« Je le jure papa. Je le jure… »≡≡≡≡≡≡≡≡≡≡
Elle est belle sa femme il le sait. Elle fait son café à la perfection et elle a toujours ces petites attentions ridicules pour lui qui font rien de mieux que de l’agacer. Elle l’étouffe avec son amour. Et pourtant elle est jolie Beth, avec ses grands yeux verts, son nez en trompette et ses taches de rousseur. C’est juste qu’il y a quelque chose qui cloche en dedans de lui. Il la regarde et elle lui fait pas plus d’effet qu’une image sur papier glacé. Son corps il devrait crépiter de désir et il est juste mort. C’est pas arrivé progressivement, ça a toujours été là. Beth, c’est pas lui qui l’a choisi de toute façon. Elle n’a pas cessé de le poursuivre depuis l’université. Parce que c’était commode, il s’est laissé faire. Trop vite, les gens ne disaient plus que Beth et Gaby. Gaby et Beth. Comme si on les avait collés ensemble. Il avait pas su défaire les nœuds. Il avait pas pu. Et ils s’étaient retrouvés mari et femme.
« Regarde-moi ça Gabriel, tu t’es encore levé du mauvais pied. » Qu’elle râla avec sa voix douce, en glissant ses doigts dans ses cheveux roux pour remettre un peu d’ordre dans ses épis. Il se laissait pas aimer alors elle s’était mise à le materner. Parfois elle balançait des bibelots dans tous les sens. Elle lui demandait des comptes et il la prenait dans ses bras pour la rassurer. Mais sa peau contre la sienne le râpait comme du papier de verre. Et le contact de ses lèvres laissait un goût amer dans sa bouche.
« Tu sais, c’est bientôt notre anniversaire de mariage. Je pensais… Un voyage tous les deux. » Elle continuait de lui grattouiller le crâne et il était tout simplement au supplice mais il bronchait. Il avait connu pire. D’ailleurs peut-être que ça avait fini par flinguer les terminaisons nerveuses de son corps, parce qu’il fonctionnait pas comme il le devrait.
« Hum… Et si on faisait une grande fiesta ? Qu’on invitait des amis ? Quinze ans c’est pas rien quand même. Ca doit se fêter en grand. » Puis ça allait l’occuper, Beth, pendant quelques semaines au moins. Entre le traiteur, les fleurs, l’orchestre et tout le toutim. Il aurait un peu la paix.
« … c’est quoi déjà ? Les noces de cristal ? » Fit-il en feignant de montrer de l’enthousiasme. Il allait devenir dingue en tête à tête avec elle dans un coin paumé.
Elle lui sourit et elle déposa un baiser sur le bout de son nez. D’un hochement de tête elle avait cédé, parce qu’elle le connaissait trop bien son époux. Il savait pas lui dire non, mais jamais oui non plus.
Il avait de la tendresse pour elle, quand même.
≡≡≡≡≡≡≡≡≡≡
Un flux acide lui brûla la trachée et Gabriel eut tout juste le temps de se pencher au-dessus de la cuvette des toilettes pour y déverser le contenu de son estomac. Lorsque les nausées se calmèrent enfin, il essuya son front couvert de sueur du revers de la main et se dirigea en tâtonnant vers les éviers. Dans le miroir il croisa le regard d’un homme qu’il ne reconnaissait pas. Frappant du plat de sa paume sur la surface vitrée, il y laissa une trace humide et il se perdit un instant dans la contemplation de la chute des gouttelettes d’eau. Sa vision devient trouble et il se laissa happer par ses pensées. Puis brusquement, son cœur cessa de pomper dans sa poitrine, et il affronta deux billes ambrées et une moue désinvolte.
« Mr Muñoz… » Bégaya-t-il en s’accrochant aux rebords de l’évier, si fort que les jointures de ses mains blanchirent. Il se mouilla le visage, et passa sa paume contre sa nuque pour chasser la sensation de brûlure qui lui courrait sur la colonne vertébrale. Il se félicita d’être dos au jeune homme, parce que l’érection qu’il se traînait depuis le début de l’audition venait le tancer à nouveau. Il se pinça l’intérieur du bras en espérant que la douleur allait faire quelque chose pour lui. Mais ses prunelles claires cherchaient la silhouette du jeune homme dans le miroir et s’y accrochèrent.
« J’espère que l’issue du procès vous convient. » Il esquissa une grimace, la rage flambant dans ses veines alors qu’il s’en remémorait le déroulement. Il y avait deux choses dont il n’avait pu détourner le regard ce jour-là. Lui. Ysmael – et à la simple évocation de son prénom son érection reprit de la vigueur – et les clichés qui avaient été pris juste après l’agression. Aujourd’hui il semblait qu’il n’en demeurait pas une trace. Mais avant que Gabriel ne comprenne ce qu’il était en train de faire, il s’en assurait auprès du gamin en promenant ses doigts le long de sa mâchoire. Quand il s’en rendit compte, il les retira comme s’il venait de s’y brûler avec une envie d’y revenir. Il n’aimait pas toucher les gens. Il n’aimait pas qu’on le tripote, pourtant.
Mais avant de pouvoir dire ou faire quelque chose d’autre, il s’était écarté en bredouillant des excuses inintelligibles.