{ i. }Son dos s’écrase contre la surface compacte du mur, lui arrachant un grognement de douleur alors qu’il sent des mains lui empoigner le col, une silhouette se rapprochant dangereusement de lui.
« Répète un peu, pour voir. » Quinn pose les yeux sur son assaillant, cherchant même pas à se débattre. Au contraire. Il reste là où on l’a collé, plaqué au mur de tout son long, ses bras reposant tranquillement contre ses flancs pendant qu’un sourire insolent lui fend le visage.
« J’disais simplement que ta violence était certainement causée par un complexe d’Œdipe non résolu, et une forme de frustration sexuelle. Puis j’me suis porté volontaire. Parce que j’suis une âme charitable, et que j’voudrais pas te voir continuer à abîmer de si belles mains contre les murs alors que tu pourrais les glisser dans mon caleçon. » Et il hausse les épaules, le p’tit con. Parce qu’il sait qu’il joue un jeu dangereux, et quitte à le faire, autant y mettre tout son cœur. Rien qu’à voir la tronche de l’autre, ça en vaut largement la peine – tant pis s’il sait qu’il aura droit aux représailles. Ça l’empêche pas d’afficher cet air fier de lui.
Le poing s’abat sur sa mâchoire, sa tête suit le mouvement et cogne contre le crépi défraîchi. Y a un filet de sang qui se pointe dans sa bouche et sur ses lèvres, mais il s’en fout. Il continue d’exhiber ce rictus provocateur, passant sa langue lentement sur le carmin qui lui peint les lippes, sans quitter son agresseur du regard.
« Tu viens d’prouver mon argument, tu vois. » Cette fois, il a le temps de voir le coup venir et il se décale pour l’éviter de justesse, pendant que l’autre lâche un rugissement quand ses phalanges émettent un craquement en allant embrasser le mur. Et Quinn, il en profite. Il s’échappe de là, laisse ce pauvre type ruminer dans son coin, bien décidé à se tirer. Il offre un salut militaire aux deux acolytes restés plantés là tout ce temps, mais avant qu’il puisse les dépasser, l’un d’eux le chope par le poignet et lui tord à moitié le bras.
« Ow ow ow, on peut arrêter d’faire ça ? J’aime pas trop. OW. » Il se fait coincer entre les deux abrutis, incapable de libérer ses bras, et le p’tit chef en profite pour se ramener, l’air franchement pas content. On s’demande pourquoi, hein.
« Ok, j’ai pigé, t’aimes les trucs un peu brutaux. Ça m’dérange pas, ça m’plaît aussi, mais faut qu’on trouve un safe word d’abord, baby. Qu’est-c’que tu dis de : placard ? » La réponse se fait pas attendre, c’est son ventre qui récolte ce que sa bouche a semé et il se met à tousser sous la violence de l’impact.
« Yep. T’aimes pas... T’aimes pas placard. C’noté. Pourtant ça t’va foutrement bien. C’est do– » Il a même pas encore eu le temps de reprendre son souffle ou de finir sa phrase qu’il reçoit un nouveau coup, et il arrive pas à retenir un petit gémissement à mesure que la douleur se propage.
« J’vais t’apprendre à fermer ta gueule. » Y a un ricanement qui lui échappe, à moitié brisé, mais bien là.
« Bonne chance, mec. » Faut dire que Quinn, il sait pas se taire. Il l’ouvre toujours quand il faut pas et ça finit constamment dans des situations comme celle-là ou pires, ça laisse des traces sur son épiderme mais ça reste pas et son air de sale gosse demeure intact quoi qu’il arrive, prêt à défier la Terre entière. Il s’en tape, de s’faire casser la gueule ici ou là. Il prend son pied quand même.
Préparé à recevoir le coup suivant, il hausse les sourcils en voyant une main l’arrêter, tournant la tête pour découvrir sa propriétaire. Alison, avec son regard le plus noir, bien plus flippante que les trois rigolos occupés à lui faire la misère.
« Touche mon frère encore une fois, et j’te coupe les bijoux d’famille. » La menace est pas en l’air, ils le savent bien – y a qu’à voir leurs mines déconfites. On dirait presque qu’ils hésitent à la frapper aussi, pis un raclement de gorge les en dissuade. Y a Riley, pas loin, bras croisés contre son torse, les jaugeant de ses prunelles impassibles. Il a gagné. Il gagne toujours, quand ses triplés sont dans les parages.
Les trois débiles grognent à moitié mais se décident quand même à foutre le camp, pendant que Quinn se redresse avec son foutu sourire victorieux. Mais il écope d’un coup de la part de sa sœur, visiblement énervée de le retrouver une fois de plus en mauvaise posture, pendant que leur aîné se contente de lever les yeux au ciel. Et Quinn se marre. Parce qu’il sait qu’avec eux, il est invincible.
{ ii. }Y a du rouge partout sur ses doigts. Il est pas foutu de regarder autre chose que ça. Ses prunelles se perdent sur son épiderme souillé et il se sent submergé par des rivières pourpres, à moitié noyé dans l’hémoglobine qu’il a fait couler.
« Quinn. » Le ton est calme mais ferme, comme toujours. Lentement, il lève les yeux vers son sosie, la gorge tellement sèche que ça fait un effet papier de verre quand il essaie de parler.
« Quoi ? » On dirait même pas sa voix. C’est à demi étouffé, tellement rauque que c’est douloureux à entendre, et aussi bancal que lui.
« Tu comptes m’expliquer c’qui s’est passé ? »Le film rejoue dans sa tête. Il revoit ce type arriver, sans qu’il le reconnaisse tout de suite. Un gars de plus à qui il doit du fric. Un gars de plus qui a juré d’lui faire la peau. Mais lui, il a décidé de tenir sa promesse. Lui, il est venu accompagné d’un couteau de chasse et il a voulu lui sauter à la gorge. Tout le reste, c’est confus, c’est flou, ça se mélange et il en oublie la moitié. Il se souvient de la lame qui entame la chair de sa hanche gauche. Des insultes et des menaces qui se répandent comme un torrent en colère, du corps collé au sien, des coups qui sont tellement chaotiques qu’il sait plus si ça vient de lui ou de l’autre. La portière de son pickup qui se referme à moitié sur ses doigts, son cri, sa batte qui rencontre finalement sa paume. Et le sang. Il a frappé. Il s’est plus arrêté. Jusqu’à ce qu’y ait plus de visage à cogner, juste une masse informe.
On le secoue doucement, et il se souvient que c’est parce qu’il est censé répondre à une question. Alors il hausse les épaules, les yeux perdus on n’sait trop où, complètement déconnecté de la réalité.
« Le remboursement d’mon prêt s’est pas trop mal déroulé. J’ai plus de dette. » Y a un temps de pause, la tension dans l’air s’étirant pour prendre toute la place.
« Quinn, bordel. Ce mec est mort. » « J’ai pas dit que ça s’était déroulé parfaitement. Y a eu un p’tit accroc. » Ça semble même pas réel, tout ça. On dirait un mauvais rêve, un cauchemar idiot duquel il va se réveiller d’une seconde à l’autre – ça fait une éternité qu’il attend et que ça vient pas. Il arrive pas à associer les images de ce qui vient d’arriver avec lui. Ça veut pas. Ça colle pas. C’était pas lui.
« On croira jamais qu’c’était de la légitime défense. J’te jure que ça l’était. J’te jure, Riley. Faut qu’tu m’croies. Mais regarde sa gueule. Il en a même plus. » Il se prend la tête entre les mains, sans réaliser qu’elles sont toujours pleines de sang. Séché, certes. Mais du sang quand même. Et pas le sien.
« J’peux pas aller en taule. Tu sais c’qu’ils font aux mecs comme moi ? J’survivrais pas une semaine. J’suis trop mignon pour aller en taule. Ils vont m’bouffer tout cru, et pas dans le bon sens du terme. » Y a les phalanges de son frère qui se posent sur ses épaules, ça fait comme un point d’ancrage pour l’aider à reprendre pied alors qu’il est en train de sombrer, quelque chose sur quoi se concentrer pour pas crever.
« Tu vas pas aller en taule. C’mec, c’est un connard, il manquera à personne. Et personne sera étonné qu’il ait disparu. Personne y fera gaffe. Même les flics, ils ont d’autres chats à fouetter. Personne saura. » Il a raison. Quinn sait qu’il a raison. Mais ça efface pas ce qu’il a fait. Eux, ils savent. Eux, ils oublieront jamais ce soir, le rouge sur ses mains et sur sa batte, sur ses fringues et son visage. Ils oublieront jamais ce qu’il a fait.
« Alison doit pas savoir. Elle peut pas. Tu peux rien lui dire. Promets-moi. » Il a trop peur qu’elle comprenne pas. Qu’elle pardonne pas. Il sait qu’elle le trahirait jamais, mais elle le verrait plus d’la même façon. Alison, c’est quelqu’un d’bien. Sûrement la meilleure de leur trio.
« Promets-moi. » Riley soupire, et acquiesce.
« Promis. » Ça restera entre eux. Le secret dégueulasse qui reste coincé dans le fond de la gorge, avec ce putain de goût trop amer qui file la gerbe. Le pacte de sang – mais pas le leur. Le squelette dans le placard, qui reviendra les hanter la nuit. La gangrène, elle est pas juste dans les rues de leur ville. Elle est dans leurs cœurs.
{ iii. }« Hey Al’, c’est moi.
J’vois que t’as toujours pas envie de répondre. C’pas grave, je comprends. J’crois. J’voudrais juste savoir comment tu vas. Comment tu t’en sors, si tu tiens le coup, tout ça.
Je sais qu’tu m’en veux. Et j’peux comprendre. Mais s’tu pouvais juste me répondre, ou m’envoyer un message, ou j’sais pas. C’que tu veux, en fait. Juste me donner des nouvelles, un peu. Et, hm, c’est tout.
J’te laisse. Fais attention à toi. »
≈≈≈« Yo. Encore moi.
Toujours pas eu d’réponse. Mais t’sais ce qu’on dit : pas d’nouvelle, bonne nouvelle. J’espère qu’c’est le cas. »
≈≈≈« C’est Quinn.
J’sais que tu veux plus me parler, j’ai bien compris quand tu m’l’as gueulé au téléphone. Mais j’vais quand même continuer de t’appeler. Sinon, tu s’rais cap de croire que je t’ai oubliée.
J’ai pas oublié Riley non plus. T’avais pas l’droit de dire ça. C’est juste que...
Laisse tomber. Salut. »
≈≈≈« Yoooooooo
baby girl c’ton frèèèèère. C’lui qu’est vivant, haha.
J’m’d’mandais juste si t’étais t’jours en vie, et tout. J’sais paaaas. Genre. Ç’va ? T’t’en sors ? T’fais quoi d’beau ? T’bosses ? Moi non. T’as vu, ç’change pas. J’arrive même p’us à jouer d’ma trope... tompe... tromep... P’tain. J’joue plus, quoi. C’con.
Merde attends... Ouais ? Ouais j’rrive, gardes-en pour moi mec !
... Pardon, un gars m’parlait. J’sais p’us c’que j’disais. J’ai oublié.
T’sais c’quoi l’pire ? Riley l’est partout. J’le vois t’les jours et d’fois ça m’file envie d’chialer. J’suis désolé. C’moi qu’aurais dû être dans l’truc de l’aut’ taré, là. C’moi. C’ma faute. T’sais pas. Mais c’moi. C’moi, Al’.
P’rdon. »
≈≈≈« Tu m’emmerdes. Ça te coûterait quoi d’répondre, putain ? J’demande pas la lune.
J’demande pas ton pardon, Alison. Juste que tu m’donnes signe de vie. J’ai bien compris que t’as décidé de me rayer d’ta vie, c’est bon.
C’est quoi l’problème, au juste ? C’est parce que j’me suis tiré ? Parce que j’étais pas à son enterrement ? Putain d’merde. Si toi t’as pu, c’est bien. Cool pour toi. J’pouvais pas, tu piges ? J’pouvais pas rester à NOLA. J’le vois déjà chaque fois que je croise un miroir, tu crois pas qu’ça suffit ?
C’mon frère autant qu’le tien. Et tu restes ma sœur, que ça t’plaise ou pas. Si tu veux pas comprendre, j’peux plus rien pour toi. »
≈≈≈« Salut sœurette. Tu kiffes quand j’t’appelle comme ça, j’sais bien.
Aujourd’hui, j’ai croisé des gosses qui s’prenaient la tête. Le p’tit gars tirait sur les couettes de la gamine en chantant un truc con, et elle a fini par lui mettre une claque dans la gueule. Ça m’a fait penser à toi.
J’espère qu’ça va. Je sais que oui, mais j’préférerais quand même l’entendre de ta bouche.
Tu m’manques. Bitch. »
≈≈≈« Tu sais, ce s’rait cool que tu changes ton répondeur. J’veux dire, j’l’entends tellement souvent que j’le connais par cœur. Tu pourrais faire un truc plus personnel. J’t’autorise même à glisser un message genre : Quinn, va t’faire foutre. J’suis sûr que t’en as envie. Ça pourrait égayer mes journées, j’adore qu’on m’dise d’aller m’faire foutre. P’t’être même que j’écouterais ce précieux conseil, pour une fois que tu m’donnerais un ordre qui me plaît.
Voilà, c’était juste le message habituel qui t’rappelle que j’suis toujours là, et que j’vais continuer à te harceler. T’as reçu ma carte ? Avoue, elle était canon. Ce p’tit bouledogue avait tellement le même regard que toi.
J’espère qu’tu fais gaffe à toi. Paraît qu’ça craint de plus en plus à NOLA. »
≈≈≈« Yo.
J’sais pas si t’es au courant, on m’a convoqué pour m’poser des questions sur Riley. C’pour leur enquête et tout l’bordel. J’vois pas bien en quoi je peux leur servir, m’enfin. J’crois que c’est pour donner l’impression qu’ils avancent. P’t’être que tu seras convoquée aussi, ou qu’tu l’as déjà été.
Si on s’croise, me frappe pas, s’te plaît. Ou si, mais pas au visage. J’ai une trop belle gueule pour qu’elle mérite d’être cassée.
T’façon, je resterai pas. Un jour ou deux, le temps qu’ils me foutent la paix.
C’était juste pour te prévenir. Prends soin d’toi. »
{ iv. }Dans sa main droite, une clope qui fait marrer. Dans la gauche, une bouteille de whisky bon marché. Et sur son visage, la souffrance qui vient peindre les traits, l’amertume qui pique les yeux, la haine qui déforme les lèvres. Il a les prunelles vrillées sur cette putain de pierre dégueulasse, celle qui affiche
Riley Margolis et puis
rest in peace ; une date de naissance identique à la sienne, et une date de mort qui lui tord les tripes. C’est de sa faute. Tout ça, c’est à cause de lui.
Parfois, il s’demande. Est-ce que Riley lui en a voulu, quand il s’est réveillé en plein cauchemar ? Quand il a compris qu’il avait été choisi par le tueur pour avoir aidé son frère ? Quand il a rendu son dernier soupir ? Il sait pas. Il saura jamais. Y a une part de lui qui dit non ; Riley il était grand, il était fort, il assumait tout comme un roc et il l’aurait jamais blâmé. Mais y a une p’tite voix qui lui dit que ses dernières pensées, elles ont dû lui être adressées. Que ça devait dire quelque chose comme :
Connard. J’ai tout fait pour toi, et tu m’as tué. J’crève à cause de toi. On s’reverra en Enfer. Il l’a tué. Cette putain de nuit où il s’est imprégné les mains d’hémoglobine, ce moment de désespoir où il l’a appelé, c’était une sentence. Il l’a condamné. Il l’a tué.
Il l’a tué. Il l’a tué. Il l’a tué.
Y a pas de pardon. Y en aura jamais, ni de lui-même ni de personne d’autre. Riley pourra jamais le lui accorder même s’il l’avait voulu, et si Alison savait. Si elle savait. Il sait même pas ce qu’elle ferait. Elle le détesterait, plus encore qu’elle le fait déjà. P’t’être même qu’elle aurait envie de le tuer. Il lui en voudrait pas.
Tout est brisé, et il a aucun moyen d’y remédier. Il a même songé à s’tourner vers Dieu, absoudre ses péchés ; on dit que seul le Tout-Puissant peut tout pardonner. Mais il y croit pas. Il y a jamais cru. Il y croira sûrement jamais, et ça ferait qu’empirer son cas s’il prétendait le contraire. Alors il essaie même pas.
« J’suis désolé. » Riley l’entend pas. Il répondra pas. Mais il peut pas s’empêcher de l’dire quand même, puis de le répéter dans un murmure étranglé.
« J’suis désolé. » Désolé de s’tenir devant son épitaphe alors qu’il a même pas assisté à l’enterrement, désolé d’avoir causé toute cette merde, désolé de s’être tiré et d’les avoir abandonnés, lui et Alison. Il est désolé mais ça change rien. On revient pas en arrière, on efface pas les erreurs du passé. Alors Quinn, il fait mine de les oublier. Il joue à cache-cache et puis il se marre, il continue d’enchaîner les conneries en provoquant l’univers en duel, il se jette dans la fosse aux lions en s’disant qu’il s’en fout s’il en sort pas vivant. Mais c’est qu’un mensonge, un de plus sur sa liste, une comédie qui commence à virer à la tragédie.
Y a pas de pardon. Il a tué. Il l’a tué. Il s’est tué. Il a trop d’sang sur les mains. Le leur, et puis le sien.